jeudi 25 octobre 2012

Madame la tiédeur


Madame la tiédeur [1]


Par définition, la tiédeur est un état de ce qui n'est ni chaud ni froid. L’Apocalypse de Saint Jean la considère comme pire condition où l'on puisse se trouver : « Tu n'es ni bouillant ni froid. Que n'es-tu froid ou bouillant ! Mais parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche » (Ap 3, 15-16).

Placé essentiellement sur le plan de la vie spirituel, cette terminologie thermique s’explique ainsi : « Chaud est celui qui persévère, avec la ferveur initiale, dans le service de Dieu ; froidest celui qui n'a jamais eu de ferveur et n'a jamais commencé à servir Dieu. Tiède est celui qui, à un moment, a reçu des dons et des grâces de Dieu et qui, ensuite, par négligence a connu un relâchement spirituel et est retourné en arrière, ou bien qui, ayant commencé à servir Dieu de façon imparfaite, n'a jamais progressé jusqu'à une ferveur remarquable »[2]

La tiédeur équivaut ainsi à ce que la doctrine spirituelle traditionnelle a préféré appelerparesse. Cette dernière étant des sept péchés capitaux. Pour Antoine Marie Zaccaria « Il faut détruire cette peste qui est la pire ennemie du Christ crucifié et qui règne si puissamment en ces temps modernes et qui s'appelle la tiédeur »[3] Il prescrit alors à ses fils de discuter, dans leurs conférences, des « causes de la ferveur ou de la tiédeur, de leurs propriétés et de leur point culminant »[4] A propos de la tiédeur, les Detti notabili donne la description et l’environnement de la celle-ci en ces termes : « La mère de la tiédeur est l'ingratitude envers les bienfaits de Dieu ; ses compagnes sont la sensualité, la curiosité et les distractions ; sanourrice est la confiance dans la bonté de Dieu, accompagnée de quelque bonne œuvre, et le fait de se persuader qu'il suffit d'éviter les fautes graves, comme si la tiédeur n'était pas un péché grave ; sa fille très chère est madame l'hypocrisie cachée sous l'apparence de la vérité et remplie intérieurement de puanteur » (27, 19) ; « le principe de la tiédeur est de n'attacher aucune importance aux plus petites choses, le milieu est de commettre des fautes graves, la finest le mépris de Dieu » (27, 28) ; « la tiédeur commence par le manque de considération,persévère dans l'obscurité spirituelle et finit par l'aveuglement de l'intelligence » (27, 31).

Antoine Marie Zaccaria esquisse, dans ses écrits, les causes et les effets de la tiédeur, sespropriétés et les signes qui la manifestent, son point culminant, tout en proposant quelques remèdesS’agissant des Causes, il évoque l'indécision ou irrésolution, en mettant l’accent sur trois grandes distinctions dont il développe une seule. Il s’agit de la distinction entre les préceptes et les conseils dans laquelle on se fie à observer les préceptes en négligeant les simples conseils (Sermon 6) ; la distinction entre les péchés mortels et les péchés véniels ainsi que la présomption qui en découle selon laquelle nous méritons le pardon de Dieu. (voir Lettre 11 et Miroir spirituel de Fra Baptista). Une autre distinction se situe au niveau de la lumière et du feu et met l’accent sur le manque de lumière chez ceux qui n’ont pas une grande intelligence et le manque d’ardeur chez ceux qui sont intelligents (Constitutions du Fondateur 11 et Lettre 12).



Quant aux Effets,  l'indécision, en plus d'être la cause, est aussi un effet de la tiédeur. En fait quand l’homme tiède délibère sur une question, quand il en examine le pour et le contre il est incapable de décider des raisons qui sont les meilleures et ne parvient pas, par conséquent, à se positionner. Ainsi la tiédeur est-elle un empêchement au progrès (Constitutions 18), voir même à la vie spirituel (Lettre 11).

Pour ce qui est des Propriétés. Antoine-Marie décrit en détail dans la Lettre 11, le comportement des tièdes qu'il assimile aux pharisiens. Pour lui, « Le pharisien – ou le tiède – ne retranche de sa vie que le gros et retient le menu ; il fuit les choses illicites mais s'accorde tout ce qui est permis ; il s'abstient des actions sensuelles mais prend plaisir à la sensualité dans les regards; et ainsi, il veut le bien mais ne le veut pas tout entier ; il se modère en certaines choses mais non en tout ».

Et pour les SignesZaccaria consacre un chapitre de ses Constitutions aux « signes de la ruine de la discipline religieuse » ou signes de relâchement. (17)  La conséquence des ces signes démontre l’augmentation de la tiédeur au sein des communautés, au détriment de la discipline religieuse.

Le sommet de la tiédeur réside dans la haine qu'éprouvent les tièdes envers les fervents. En effet, les tièdes ne se contentent pas de traîner dans leur condition : ils ne tolèrent pas qu'existent d'autres personnes meilleures qu'eux et, pour cette raison, ne leur permettent même pas de se séparer d'eux. Ils tiennent à se camoufler derrière la ferveur des autres en prétextant l’importance de l’unité (Cs 17). Cependant ils restent jaloux et s’opposent à tout idées rénovatrice car ils regardent comme une honte de vivre avec quelque de meilleurs qu’eux.

Réaction.
C’est au sommet même de cette tiédeur que se place le Fondateur pour encourager et définir les qualités d’un bon réformateur. Il commence par une recommandation : Il faut « fuir le danger de tomber dans la tiédeur » (Lt 11). Pour cela, il est nécessaire de suivre la voie de la séparation et surtout la séparation d’avec la tiédeur (Sr 6). Au réformateur, il donne cette consigne : « Sans orgueil et sans présomption...mais avec audace, tu élèveras la croix le plus puissamment possible pour détruire la tiédeur et restaurer la discipline religieuse » (Cs 18). Il faudra alors une stratégie au réformateur car la tiédeur n’est pas facilement curable.

Remèdes.
En remède contre la tiédeur, il faut emprunter la voie de la crainte de Dieu, mais faudra-t-il quelle soit filiale, et de la méfiance envers soi-même. Mais plus encore, il convient de fuir la compagnie des tièdes en faveur de celle des fervents. D’où sa recommandation : « Si tu veux commencer à fuir la tiédeur, emploie le marteau de la peur contre la fausse confiance (en toi) ; si tu veux faire des progrès dans son extirpation, désire la vertu pour elle-même sans attacher un regard à la récompense; si tu veux la tuer complètement, désire, par amour pour le Christ, tous les opprobres et toutes les épreuves »[5] (27, 22-23).

Ce triple cheminement, commencer-extirper-tuer, exige un procédé progressif qui consiste dans le retranchement d’un vice chaque jour, jusqu’à guérir la plaie de la tiédeur. Cela demande donc une attention à pouvoir faire quelque chose de plus chaque jour tout en se mortifiant de la convoitise et de la sensualité même dans ce qui est permis.[6] En outre, si le distinction des préceptes et conseils sert d’alibi à certains pour rester dans la tiédeur, elle peu à contrario être un antidote à cette même tiédeur dans la mesure où l’on s’en tient à commencer par observer même le moindre des conseils pour aboutir aux préceptes. Ainsi « Celui qui veut fuir le danger de pécher contre les préceptes doit nécessairement observer les conseils »[7].

En somme, Saint Antoine Marie Zaccaria montre que la tiédeur est un problème central de la vie chrétienne, car elle s’attaque à l’identité même du chrétien. C’est apparaît une négation de soi dans la mesure où lé tiède est un chrétien et ne l’est pas vraiment. Il l’est de manière formelle du fait de son appartenance et sa participation n’est que formelle. Cependant fondamentalement il s’en éloigne. L’on comprendra alors pour quoi le tiède de Zaccaria correspond au pharisien contre lequel s’insurge Jésus dans l’Evangile.

La vocation réformatrice des Barnabites  est donc un appel à mener une lutte acharnée contre la tiédeur. C’est pourquoi leur fondateur les invites à être des grands Saints. Et Grand Saint, on le devient par cette ascension vers la perfection à travers cette méthode progressive de l’élimination de la tiédeur. Une méthode qui indique clairement que le mouvement d’une parfaite reforme part de l’intérieur pour se déployer ensuite sur l’humanité tout entière. Elle commence par parfaire la toute petite et simple vie, là même où elle ne connait pas encore des lois et des règles, pour aboutir à sa complexité.





[1] Cf. Antonio M. Gentili ; Giovanni M. Scalese, Lexique pour l’Esprit (Apunto per lo Spirito), Enseignement spirituel et ascetique de Saint Antoine Marie Zaccaria, Milan, Ancora, 1994
[2] Detti notabili, 27, 1
[3] Antoine Maria Zaccaria, Lettre 5
[4] Constitutions du fondateur n°9
[5] Detti notabilli, 27, 22-23.
[6] Antoine Maria Zaccaria, Lettre 11 
[7] Antoine Maria Zaccaria, Sermon 6 

dimanche 23 septembre 2012

Une dynamique réformatrice de la vie communautaire.


Lecture du concile de Jérusalem Et le conflit d’Antioche 
(Ac 15 et Ga 2). 

par Bienvenu Marie BISIMWA LUHIRIRI, Barnabite
(Cf. Trompette du Réveil.  Revue du Scolasticat Saint Alexandre Saüli des Père Barnabites n° 4, Kinshasa 2010)



INTRODUCTION

Nous sommes en face de deux textes bibliques, Ac 15 (spécifiquement les versets 1-35) et Gal 2 rapportant un événement marquant dans la connaissance et la compréhension de la dynamique vitale de l’Eglise, à l’aube de son existence. Ces textes nous parlent de l’attitude de cette Eglise devant ses premiers problèmes internes. Si ces problèmes doivent nécessiter une rencontre réunissant les piliers mêmes de l’Eglise dans la recherche d’une issue, l’on ne peut nier de leur gravité.
N’est-ce pas, d’ailleurs, pourquoi cette rencontre est considérée aujourd’hui comme le premier concile de l’Eglise vue son ampleur et l’importance des gens qu’elle réunit ? En fait, elle porte aujourd’hui le nom de Concile de Jérusalem.
                La manière dont les apôtres, eux qui ont vécu avec le Christ, perçoivent et résolvent le problème reste une lumière pour nos communautés ecclésiales aujourd’hui. Cela, particulièrement pour les communautés de vie religieuse ou consacrée, au sein de l’Eglise, confrontées à des situations similaires à celle de l’Eglise naissante, elles qui doivent être ouvertes à toutes les nations, langues et peuples en vue d’une vie d’ensemble : celle des enfants de Dieu.
                Face à cette ouverture, la question de toujours, qui est aussi celle de la première communauté chrétienne réside dans l’harmonie au sein de la communauté au point que de la multiplicité on en arrive à l’unité  et que de la diversité l’on aboutisse à l’unicité[1]. Comment arrivé à former un corps où tous les membres co-agissent dans une reconnaissance et une entraide mutuelle en assumant chacun ce qui lui est dû ? Comment assurer l’unité de la communauté dans la complémentarité de ses membres, faire de tous les membres des vrais frères et lui assurer ainsi la vitalité et la viabilité selon l’idéal évangélique même. Comment accepter les différences comme particularité de chacun dans une vision communautaire  unique ?

                Le choix de ces deux textes bibliques (Ac. 15 et Ga. 2) est pour nous déterminant pour comprendre comment les anciens de l’Eglise ont résolu leurs problèmes de base en vue de promouvoir la vie communautaire et faire prospérer l’Evangile du Christ.

Structure des textes

                En effet, mis ensemble, les deux textes nous donnent un certain cheminement auquel nous tacherons d’être fidèle dans notre travail d’interprétation :
Le point de départ est la naissance des conflits dans la communauté d’Antioche opposant des judéo aux pagano-chrétiens. Un groupe des chrétiens issus du pharisaïsme cherche à imposer aux pagano chrétiens la loi de Moïse, en l’occurrence la circoncision, comme clé d’accès au salut chrétien. Mais ceci ne rejoint pas l’enseignement de Paul et de Barnabé, les deux apôtres d’Antioche de Pisidie. C’est le moment de la discussion à Antioche (Ac. 15, 1-2).  Le problème est grave car il touche l’unité du christianisme, il faut réajuster les choses. Une rencontre est alors convoqué à Jérusalem. La délégation de la communauté antiochienne est conduite par Paul et Barnabé qui sont bien accueillis et écoutés par les apôtres et les anciens, à leur arriver à Jérusalem. C’est l’étape du voyage vers Jérusalem (Ac. 15, 3-4). Vient alors concile proprement dit. Les pharisiens sont d’abord écoutés et leurs propos passe sous examen des apôtres et anciens (Ac. 15, 5-6). Puis Pierre prend la parole et expose la volonté de Dieu sur les juifs comme sur les païens (Ac. 15, 7-11). Ensuite Paul et Barnabé apportent le témoigne de la grâce divine chez les pagano-chrétiens (Ac. 15, 12). Après eux, Jacques, le président de la rencontre, tourne l’attention vers la communauté de table tout en soutenant Pierre (Ac. 13-21). Viennent enfin les décisions du concile devant être lues à Antioche par une délégation issue de la rencontre (Ac. 15, 22-29). Le message est bien accueilli à Antioche (Ac. 15, 30-35), et quelque temps plus tard Paul et Barnabé se séparent sous tension. (Ac. 15, 36-41). Quant à Galates 2, Paul commence par évoquer sa rencontre à Jérusalem avec les anciens où les tâches sont départagées et la circoncision non exigée (Ga. 2, 1-10). Puis il raconte sa résistance en face de Pierre, ce dernier s’étant retenu de manger avec les païens, jusqu’à entraîner beaucoup d’autres parmi lesquels Barnabé, à cause de l’arrivée des juifs de l’entourage de Jacques (Ga. 2, 11-14). Et il finit par son argument sur la justification par la foi (Ga. 2, 15-21). 
                Il faut dire que Ac. 15 met l’accent sur le déroulement de la rencontre de Jérusalem tandis que Ga. 2 évoquant la rencontre de Jérusalem insiste plutôt sur le différent entre Pierre et Paul à Antioche. Les deux événements ont pourtant une même visée : l’idéal évangélique conformément à la volonté de Dieu. En effet la déclaration de Pierre et Jacques à Jérusalem (Ac.) est en accord avec celle de Paul à Antioche (Ga.) et les trois sont centrées sur la justification par la foi et non par la loi. Les deux textes peuvent donc être analysés dans une même perspective étant donné qu’ils ont manifestement une même visée, c'est-à-dire le retour à l’idéal évangélique. C’est la raison pour laquelle nous allons les considérer comme faisant un tout.

                Cependant, il convient de souligner que non seulement les deux textes ne proviennent pas d’un même auteur, quoique Luc soit disciple de Paul[2], mais aussi ont été écrits dans des contextes différents.
D’ailleurs, la question de l’antériorité de l’incident[3] d’Antioche (Ga.2, 11 ss) au concile de Jérusalem (Ac. 15) se pose aujourd’hui. En effet, certains exégètes avancent que c’est l’incident d’Antioche qui va chercher solution dans la rencontre de Jérusalem qui est présidée par Jacques, Pierre étant probablement absent. Ce dernier aura juste le compte rendu de la rencontre. Selon cette même hypothèse, il y aurait eu deux problèmes différents que Luc a ramenés à une même rencontre alors qu’ils n’ont pas été traités au même moment. Elle suggère que la question de circoncision s’était posé avant et elle avait déjà trouvé la réponse (probablement quand Pierre et Paul se partage la mission à Jérusalem : Paul prend les gentils et Pierre les juifs), c’est pourquoi les décisions du concile de Jérusalem portent plutôt sur la communauté de table, comme réponse à l’incident d’Antioche.
                C’est donc sans ignorer cette critique que nous optons de suivre le canevas ci-après : d’abord le conflit d’Antioche suivi de la rencontre de Jérusalem et enfin l’incident d’Antioche.
Toutefois, notre préoccupation dans la présente réflexion est non  dans la critique rédactionnelle, mais dans le conflit même et la manière dont il est résolu par nos premiers pères dans la foi chrétienne. Ce qui se pose comme une option réformatrice de la vie communautaire dans notre société actuelle. Cela s’adresse davantage et de façon particulière aux communautés de vie religieuse, surtout en cette heure post synodale. Heure pendant laquelle la XVII Assemblée des Supérieurs Majeurs de la RDC (ASUMA) en appelle à une réflexion sur le thème de « Gestion et mission ». Leur message stipule que cette mission, qui s’inscrit dans celle de l’Eglise, une et sainte (n° 7), vue dans l’angle de la gestion, devient un rappel « de façon brutale que l’avènement du Royaume de Dieu dans le contexte qui est le nôtre se vit et se fait à travers la lutte perpétuelle contre la violence et l’arbitraire, contre le virus de l’exclusion des autres par le tribalisme et les confréries fondées sur l’intérêt égoïste, contre l’injustice et les discordes de toutes sortes ».[4] Autrement dit, cet avènement se vit dans la promotion de la vie communautaire. Et cela sur tous les plans et dans toutes les couches de la société.
                Dès lors que cette promotion se pose comme une condition, réfléchir sur une manière d’instaurer la cohésion face à une communauté en crise, telle la communauté d’Antioche, devient une urgence et un apport pour une vie communautaire bienséante.

                La présente réflexion, loin d’être une exégèse biblique, est une herméneutique sur le conflit et sa résolution dans la communauté chrétienne à la lumière des textes bibliques. Ainsi, outre cette introduction, je m’attarderai sur la situation de la rencontre, sur le choc qui en résulte et sur l’urgence de reforme qu’elle engendre au regard du concile de Jérusalem.  Ensuite je parlerai des risques de relativisation à la lumière de l’incident d’Antioche pour finir avec une concise conclusion.


  1. SITUATION DE LA RENCONTRE


a.       Le début d’une communauté

Il me semble que c’est opportun de commencer par situer le cadre de l’événement faisant objet de notre réflexion. Il faut donc au préalable saisir les éléments qui entrent en jeu pour qu’on en arrive à  la rencontre de Jérusalem.
              Tout commence avec l’avènement Christ par lequel le  divin vient à la rencontre de l’homme. C’est l’initiative de Dieu mais qui demande la réaction de l’homme pour qu’il y ait effectivement rencontre. En fait, différentes attitudes peuvent être observées lors d’une rencontre :
·         Soit une attitude d’accueil, réception ou acceptation et ici s’ouvre une relation intersubjective harmonieuse,
·         Soit une attitude de rejet ou de refus qui brise toute possibilité d’ouverture de l’un à l’autre et engendre un conflit entre les sujets.
Pour ce dernier cas, l’autre qui vient vers moi, devient une menace, un danger à écarter. Tandis que dans le premier l’autre est perçu comme mon complément. C’est toute la différence dans l’altérité chez Sartre et chez Gabriel Marcel.
Avec l’avènement Jésus-Christ, l’on est directement confronté aux deux attitudes : l’ouverture des nations exprimée dans l’image des mages, et le rejet par les siens dont la figure et la réaction de Hérode est une vive expression. Il est important de remarquer le lien étroit qu’il y a entre l’avènement du Christ lui-même et l’avènement du Christianisme : les mages viennent à la rencontre du Messie comme le feront les païens et le Christ naissant est rejette par Hérode comme les feront les autorités religieuses juives pour le christianisme naissant.

·         Question d’unité communautaire :
Au début, une sorte de confusion règne entre le judaïsme et le mouvement conduit par les Apôtres et mu par l’Esprit Saint légué par le Christ. Toutefois le conflit d’Antioche advient quand la question sur l’évangélisation des païens et des juifs est déjà résolue. Képhas à la charge d’annoncer la Bonne Nouvelle aux juifs tandis que c’est à Paul qu’il appartient d’évangéliser les gentils.
Faisant face à la diversité des maîtres, les communautés chrétiennes, puisque appartenant toutes au Christ, éprouvent  le besoin de l’unité, - je dirais formelle – entre les communautés sous charge de Pierre et celles sous charge de Paul. Non c’est plutôt le besoin d’uniformité. Ceci est en fait une cause lointaine du conflit qui nécessitera une certaine définition du christianisme par rapport au judaïsme. Par ailleurs, Paul semble affirmer du problème de division au sein de l’Eglise quand il dit que l’Evangile n’est pas à lui, ni à Pierre, ni à quelqu’un d’autre mais il appartient bel et bien au Christ.[5] Ces juifs n’ont-ils pas, peut-être, été poussés par ce besoin d’unité ecclésiale pour influencer les chrétiens de la gentilité à se conformer aux exigences mosaïques, en l’occurrence la circoncision ? Pourrait-on pour ce faire dire qu’ils sont plus marqués par l’origine culturelle de leur maître que son enseignement ? Ou alors qu’il sont plutôt fanatiques et non convaincu de leur foi ? Autant des questions qu’ont peut se poser sur les sentiments qui guident l’action de ces judéo-chrétiens à l’égard de leurs frères dans la foi. 

  • Question d’identité chrétienne :
Le conflit d’Antioche est une conséquence culturelle de la mission évangélique. Le Christ, envoyant ses disciples, leur demande d’aller dans le monde entier, y prêcher la Bonne Nouvelle du salut, et faire de tous les hommes des disciples en les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit.[6] Le christ démarque par cette mission même le christianisme du judaïsme. En effet, il change le symbole d’identité juif qui est la circoncision (à laquelle il ne fait même pas allusion) et met à la place le Baptême. Le christianisme devient l’apanage de tout homme qui met sa foi dans le Christ. Et à travers lui, en Dieu[7]. Ainsi ouvert à tous les hommes, tributs, langues, peuples et nations, le christianisme se révèle être universel dès le moment même de sa constitution.
                C’est cette démarcation ou rupture d’une certaine façon entre le christianisme naissant et le judaïsme qui n’est pas bien perçue par les judéo-chrétiens. On dirait, le souci d’un parent qui voit son enfant commencer à prendre distance de lui.

  • Question de dépassement des limites culturelles :
                On le sait bien le christianisme est né dans un contexte juif de l’attente du messie. Et si ce dernier doit venir, ce n’est pas pour concilier les juifs avec d’autres nations, moins encore pour prêcher l’amour des ennemis, comme le Christ le fait, mais pour assurer la liberté et la domination juives sur les nations du monde. Dans cette perspective, si le Christ est le messie, au vue des judéo-chrétiens, il y a de quoi soumettre les pagano-chrétiens aux exigences juives. En effet, un adage shi dit que l’on ne se bat qu’avec l’arme dont on dispose.[8] Si le Christ est venu plutôt avec une force religieuse et pas politique, les judéo trouve mieux d’affirmer par là leur supériorité religieuse sur les autres. Il faut alors que ces derniers se soumettent à la loi de Moïse  pour accéder au salut.
                Cependant, l’autorité du Christ n’est pas de ce monde.[9] Et Paul l’a bien compris. C’est pourquoi il oppose résistance à l’exigence de la circoncision. Il faut alors en finir avec les différents en vue de l’harmonie et de la conformité à l’enseignement du Maître. C'est-à-dire en vue d’un christianisme à la lumière du Christ lui-même. Raison pour laquelle une rencontre entre les chrétiens juifs et ceux de la gentilité est envisagée sous la direction des apôtres, piliers de l’Eglise et témoins auriculaires du Christ.

  1. LE CHOC DE LA RENCONTRE


On peut lire au travers du texte quelques lignes qui marquent le problème opposant les chrétiens juifs aux chrétiens de la gentilité. Ainsi donc, si on ne peut reconstruire la situation conflictuelle des deux communautés chrétienne, jusque dans les petits détails, on pourra quand même ressortir l’essentiel du problème.
                D’ailleurs les détails nous amèneraient sur un débat exégétique qui traite des rapports entre Ac. 15 et Ga 2. Ici les hypothèses sont nombreuses. Evoquons, à titre d’exemple celle de Jacques Dupont qui rassemble en quatre sections les propositions importantes sur la question, tout en optant lui-même pour la quatrième[10]. Il s’agit de :
  1. celles ne reconnaissant aucune correspondance entre Ga 2 et Ac. 15
  2. celles faisant correspondre Ga. 2 et Ac. 15, 3
  3. celles faisant correspondre Ga. 2 et Ac. 15, 4
  4. celles proposant l’égalité entre Ga. 2, Ac 11 et Ac. 15
Pour ce qui est de sa préférence de la quatrième section, Dupont précise que s’agissant de choisir une date pour la rencontre évoquée par Ga. 2, avant (= Ac. 11) ou après (= Ac. 15) le voyage missionnaire présenté en Ac. 13-14, il opte pour la première hypothèse. Il trouve également évident que Luc ait fusionné deux événements différents en Ac. 15. Le premier est celui de la question concernant la circoncision et le second concerne la question de la communauté de table. Pour l’exégète P. M. Buit, les indices littéraires amènent à diviser le concile de Jérusalem en deux périodes distinctes : l’une vers 49-50, dominée par Pierre, portant sur la question du salut, dans une théologie du Christ et de l’Esprit. L’autre après 52 et avant 58 dominé par Jacques qui traite des questions pratiques concernant la communauté, dans un esprit de légalisme intelligent et pacifique, alors que Paul est en Asie mineur, en Grèce et en Macédoine et en apprend les résultats à son retour en 58.[11]

Ainsi pensé, le concile de Jérusalem devient un montage de Luc basée sur deux événements différents dont la réalité est cependant incontestable. Voilà pourquoi nous choisissons une lecture plutôt synchronique de ces textes.

1.       Quelques possibilités de rencontre

o    une rencontre promotionnelle : c’est la  rencontre Dieu-homme : elle est liée à l’être-là de l’homme en tant que créature appelé au salut. En faisant exister l’homme, Dieu le place en face de lui : il le rencontre en le créant. Cette rencontre trouve son sommet dans l’incarnation du Fils de Dieu par laquelle la nature divine entre en dialogue de situation avec la nature humaine. Dès lors, cette rencontre se passe de tout complexe d’infériorité ou de supériorité : elle est abaissement de Dieu au rang humain (voir phil. 2, 5-11) et élévation de l’humain au rang divin (Saint Irénée). Ce qui en résulte, c’est une sorte de co-fusion humano-divine : une corrélation, une harmonie et non un conflit.  Désormais Dieu vit en l’homme, avec la venue de l’Esprit-Saint, et l’homme en Dieu. C’est la communion entre l’homme et Dieu que le Catéchisme de l’Eglise Catholique exprime dans l’expression « la vie dans le Christ »[12]. Notons qu’il s’agit ici de la volonté de l’un qui appelle l’adhésion volontaire de l’autre. L’un prend l’initiative d’aller vers, et l’autre y répond par l’accueil.
o    La rencontre conflictuelle : c’est une rencontre qui peut surgir aussi bien d’une que des volontés des partenaires mais au cours de laquelle chacun vise ou tient à viser ses propres intérêts. Cette rencontre se joue donc sur un complexe d’inégalité, source de toute injustice sociale. C’est alors que règne la loi de la jungle où le plus fort s’affirme en écrasant les autres. Une société ainsi bâtie – sur des intérêts personnels – est de gré ou de force vouée à la décadence.
o    La rencontre au hasard : la locution «  au hasard » est en elle-même un défis au déterminisme ou à la prédestination. L’on ne cesse de s’interroger sur le cour des événements : ce qui nous arrive est-il un destin ou un hasard. Destin est à comprendre ici comme un programme déjà là. Et pourtant on parle par ailleurs d’accident de parcours pour marquer le hasard. De cette rencontre peut résulter soit le conflit, soit la cohabitation selon que l’autre se présente comme « l’autre-de-moi-même » et qui me complète ou encore comme « celui qui vient prendre ma place ».
Partant de ce qui précède, il y a de quoi se poser la question sur ce qui se passe à Antioche pour nécessiter une rencontre des anciens et les apôtres à Jérusalem. Qu’est-ce qui est à la base du conflit ? Ou du moins, qu’est-ce qui cause problème et quel est ce problème ? Autrement dit, le conflit découle-il de la rencontre avec le Christ, pour dire que c’est un problème de fondement, ou de la rencontre entres frères dans la foi ? Dans ce dernier cas, ne s’agit-il pas d’une xénophobie ? Et pourquoi se battrait-on pour un même idéal ?
Telles sont autant des questions qui demandent de sonder le texte en lui-même.

2.       Le problème d’identité :

L’identité aussi bien individuelle que collective se dit de ce que l’on est en particulier et à la différence des autres. Elle peut être acquise. C’est d’ailleurs ce qui arrive aux disciples du Christ qui, par leur adhésion même, devienne des chrétiens. En effet, tout « devenir » suppose un passage d’un état A (dans lequel on se trouve) à un état B (dans lequel on veut se retrouver). Notons que l’état A est déjà celui par lequel on est distinctement reconnaissable et il marque, par conséquent, l’identité de celui qui s’y trouve. L’état B est un état de potentialité. Toute progression ou évolution est marqué par les deux états dont la première est la « situation » et la seconde le « devenir » au sens philosophique des termes. Le passage de A vers B implique que le potentiel d’hier devienne la situation d’aujourd’hui pendant qu’un niveau potentiel se dessine. La situation d’hier constitue alors le passé. Il en va ainsi de l’identité individuelle ou collective (sociale). C’est de cette manière que la croissance de l’homme s’explique par exemple. Le même enfant d’hier est le jeune d’aujourd’hui qui deviendra vieux demain. Si donc on ne peut remettre en cause l’identité ontologique du même homme qui naît et grandit, l’on ne peut, non plus, lui refuser les changement d’identités selon les différentes étapes de sa croissance, selon les différentes situations par lesquelles il passe, selon les différents états caractéristiques de sa vie. C’est seulement dans cette optique que l’on peut dire que Saul de Tarse a changé en  Paul converti : du persécuteur qu’il était, il devient le défenseur de la foi.
L’on comprend dès lors que mon identité peut se décliner comme ce que je suis par rapport à ce que j’étais et en vue de ce que je devient ou voudrais devenir. C’est ici que se joue tout le problème de la reconnaissance de l’identité de soi par rapport à celle des autres. Il y a lieu que l’on s’identifie plutôt à ce qu’on a cessé d’être ou encore à ce qu’on prétend devenir. C’est le problème de l’acceptation de soi qui implique de facto celui de l’acception d’autrui. S’accepter soi-même c’est accepter également l’autres en considérants ses propres capacités et limites et celles d’autrui.[13] Sinon c’est le complexe d’infériorité ou de supériorité qui se développe et tout se joue soit à la défensive, soit à l’offensive. L’on devient alors menaçant ou agressant en face de l’autre.
Ce problème d’identité est justement ce qui oppose les judéo des pagano-chrétiens. Avec leur monothéisme strict, les juifs sont convaincus de leur supériorité dans la foi par rapport à toutes les autres nations qui n’ont que des idoles comme divinités. C’est pour cette raison qu’ils les considèrent comme des impies, des « paganus », des idolâtres. Ils trouvent mieux d’appeler les autres des incirconcis pour marquer leur infériorité et ainsi les exclure de la communauté des enfants de Dieu. A l’heure du christianisme, les juifs ne veulent pas encore abandonner leur ancienne conviction. Il est évident pour eux que si le Christ lui-même a suivie le chemin de la Torah[14], il y a rien de plus normal que les païens appelés à la foi chrétienne passe d’abord par le judaïsme. C’est donc un complexe de domination qui les anime.
Les juifs mettent donc leur référence plus dans le passé qu’ils ont du mal à percevoir la ligne de démarcation entre leur ancienne identité centré sur la Torah et la nouvelle dans laquelle le centre se déplace vers Christ. Les judéo-chrétiens restent donc enfermés dans leur ancienne identité qu’ils courent le risque de déformer le message de leur Maître.

3.       Le problème de privilège

« Parmi les égaux, il y a les plus égaux », dit-on. Le problème des privilège se traduit parfois comme préférence et celui-ci fini par dégénérer en complexe de supériorité pour le privilégié ou d’infériorité pour le non privilégié. Déjà dans le chef des apôtres ce conflit se posait : ils voulaient savoir qui parmi eux était le plus grand ? Cette préoccupation ne concernait pas du tout l’âge, sinon la réponse serait automatique et ne demanderait pas l’interpellation du Christ : celui qui veut être grand, qu’il se fasse le serviteur des autres. C’est plutôt une question de pouvoir. Et le pouvoir va de paire très souvent avec le privilège.
Au complexe de supériorité de l’identité religieuse des judéo-chrétiens, s’ajoute celui de la préséance dans l’histoire du salut. C’est par eux que le salut est venu au monde en Jésus-Christ.[15] N’ayant pas encore bien intégré les différences (compléments) introduites par le Christ, les judéo-chrétiens pensent que la porte d’entrée dans le christianisme se trouve dans le judaïsme.

4.       Le trafique d’influence.

Face aux deux attitudes juives, la résistance des pagano-chrétiens est encore considérable. Ceux-ci, sous le patronage de Paul lui-même, voient déjà plus clairement que les judéo-chrétiens la nouveauté apportée par le Christ. Etre chrétien n’est pas justifié par la conformité à la loi mais par la foi en Jésus. Ainsi réfutent-ils l’exigence de la circoncision par exemple.
De leur coté, les judéo-chrétiens visent à faire passer leur conviction. Ils entreprennent alors le trafic d’influences : il faut convaincre à tout prix les autres ; nier leur passibilité de salut en dehors des exigences de la loi de Moïse, en l’occurrence la circoncision. En effet, le trafic d’influence est un instrument dont on se sert pour détourner malicieusement l’intention de l’autre. Il vise la fragilisation et la soumission de l’autre. Il s’exprime le plus souvent par des corruptions ou contraintes morales, psychiques, voir même physiques ou économiques de manière à séduire, réduire et obliger l’autre. C’est donc une force de répression pour soumettre l’autre. Pour fragiliser son adversaire, le trafiquant d’influence commence par diviser le camp adverse et dans la mesure du possible opposer les membres de leur leader. C’est la politique du « diviser pour régner ».

5.       La perte de l’idéal

On le voit bien à travers Ac. 15, 1, comme il en est par ailleurs du chapitre septième et huitième de l’Evangile de Saint Jean, que les juifs, appelés à être chrétiens, mette beaucoup d’importance en leurs ancêtres qu’ils ont tendance à mettre Abraham, Jacob ou Moïse devant ou à la place de Jésus. Et pourtant après la résurrection le Christ se présente comme le sommet de la révélation et le réalisateur du Salut, en plus d’être le Fils de Dieu. Saint Paul ne dit-il pas que la croix du Christ est notre salut. Les chrétiens d’origines juives qui sont allés trafiquer l’influence à Antioche, mettent la loi de Moïse au devant de Jésus. Ils méconnaissent le pouvoir rédempteur du christ en dehors de la loi de Moïse. Ils mettent le Christ au servie de cette loi. Ils ont perdu l’idéal de leur foi.
L’idéal s’inscrit toujours dans la perspective de l’avenir. Il traduit, pas exactement ce que nous sommes, mais que nous devons être. Il implique donc un effort d’amélioration et un but-mystère à viser. C'est-à-dire un but qu’on ne pourrait finir à atteindre. Comme qui dirait que plus on s’en approche, plus il se révèle lointain ; plus on en a une vision claire, plus il devient complexe qu’il ne cesse d’appeler toujours et toujours à l’amélioration, à l’évolution, au progrès. Celui qui a un idéal ne peut donc jamais s’arrêter et par conséquent, il ne peut non plus reculer. 
Il apert de ce qui précède que toute régression comme tout statuquo est une conséquence de la perte d’idéal. Cette dernière devient le mot même pour dire toute dégradation ou déchéance de l’humain : guerre, violence, viol, persécution, esclavagisme, complexe, et c.
Peut-être me demandera-t-on de l’élévation vers l’idéal et du complexe de supériorité fustigé chez le judéo-chrétien à l’heure de l’Eglise naissante, du moins en rapport avec la communauté d’Antioche ? Je répondrai que les deux ne sont pas à confondre, l’élévation à l’idéal nous donne de nous assumer, et l’on ne peut s’assumer qu’en s’acceptant, et s’accepter c’est admettre l’altérité. Autrement dit m’accepter c’est inscrire l’autre dans mon projet de vie sans vouloir ni le réduire à ce que je suis, ni l’assujettir. C’est plutôt par lui que l’idéal se fait encore plus proche car en lui et par lui je découvre mes limites que lui vient justement combler. En ce sens, vouloir réduire l’autre à ce que je suis, c’est m’enfermer dans mes limites et freiner tout progrès. Ainsi, la communauté qui devait progresser par la conjugaison de nos existences, s’effondre dans la confusion des individus. C’est la cacophonie au lieu de l’harmonie existentielle. L’instinct de domination veut supprimer l’authenticité des personnes. Là on ne pourrait plus parler de communauté car le sens même de communion ou complémentarité entres les membres ne plus perceptible. Telle est la conséquence de tout complexe aussi bien de supériorité,  où l’on nie l’autre en voulant  s’affirmer, que d’infériorité où l’on se nie en voulant affirmer l’autre.
Il faut donc noter que toute prospérité communautaire réside dans le maintien de son idéal. Et dès que ce dernier est perdu, c’est la décadence qui s’amorce. Dans ce cas il faut urgemment une reforme rappelant à l’idéal pour sauver la situation.

Considérant les éléments précédents qui ressortent de la situation de l’Eglise naissante, l’on se rend compte de la gravité du problème. Il y a non seulement menace de dislocation entre pagano et judéo-chrétiens, mais aussi risque de décadence du christianisme. N’est-ce pas là une raison suffisante pour qu’une rencontre réunissant les anciens, les apôtres et les acteurs du problème soit convoquée d’urgence à Jérusalem ? Il faut en fait sauver la situation : il y a urgence de reforme. 


3.       URGENCE DE REFORME


Il est vrai que le Christ n’a pas laissé à son Eglise un code de vie bien notifié. Mais il lui a laissé plus qu’un code, un système de vie bien vital. C’est l’Esprit saint qui accompagne l’Eglise depuis l’aube même de sa naissance. Il est le principe vital qui vivifie, illumine et guide l’Eglise à travers les âges. Les décisions résultant de la rencontre de Jérusalem marquent elles-mêmes la corrélation humano-divine dans l’Eglise. Ce qui fait que quand il peut y avoir déchéance dans la partie humaine, la partie divine maintient l’équilibre ecclésial et rappelle l’homme vers le juste chemin.
Nous venons d’évoquer ci-haut le danger qui guette l’Eglise à peine naissance et l’urgence qui s’impose de fixer et de clarifier la foi dans le Christ. En fait lorsque quelque chose semble clocher dans la communauté il faut passer à la définition et si elle existe déjà, il faut insister de nouveau ou la reformuler ou encore revisiter ses termes en vue de rétablir l’harmonie communautaire. Telle est la raison d’être de cette rencontre appelée communément Concile de Jérusalem et considérée comme le premier concile de l’Eglise.
Cette première rencontre ecclésiale du genre nous propose un schéma comme piste de résolution des conflits au sein de nos communautés aussi bien religieuses que sociales. Si notre précédant effort était de trouver  le mobile du problème dans la communauté d’Antioche, nous allons maintenant ressortir, partant du texte même, les grandes lignes qui conduisent à la résolution de ce conflit.

  1. La conscience de l’existence d’un problème.

Le point de départ pour toute résolution comme pour toute reforme est de prendre conscience de l’existence d’un problème. Ceci est très important. C’est comme on dit que comprendre la question est déjà une moitié de la réponse ou encore que découvrir une maladie est déjà le chemin de la guérison. Sans conscience de l’existence d’un certain problème ou d’examen sur la vie de la communauté dont ont fait membre pour pouvoir découvrir ses failles, on stagne dans un relativisme qui conduit au statuquo. C’est le signe d’inattention et de manque de souci particulier pour le bien être du groupe.  L’on ne peut entreprendre résoudre un problème que quand on le reconnaît. Convoquer une rencontre à Jérusalem résulte donc de la prise de conscience du danger qui guette l’Eglise. Ceci prouve l’attention et le souci du bien être que les membres (dirigeants) ont pour leur communauté.

  1. L’Esprit d’écoute ou examen du problème

Seule l’écoute nous permet de sonder le mystère de l’autre comme elle nous permet également de saisir dans notre tréfonds la voie divine. L’esprit d’écoute est un élément essentiel dans la phase de compréhension de la situation et permet, au lieu de tâtonner, de savoir le vrai problème auquel il faut s’attaquer.
Cet esprit d’écoute est très impressionnant dans la rencontre de Jérusalem et se structure comme suit :
·     La première écoute est consécutive à l’accueil de la délégation d’Antioche conduite par Paul et Barnabé. – l’accueil est un autre élément important dont il ne faut pas se passer de vue : accueillir quelqu’un c’est l’approcher en prochain. C'est-à-dire lui donner une valeur comme à soi même. – La délégation antiochienne est accueillie par les Apôtres et les Anciens qui leur prêtent oreille pour se saisir et entrer dans la dynamique vitale des chrétiens d’Antioche. Ils ne sautent pas directement sur le problème pour lequel la délégation est venue. Plutôt ils entre dans l’intimité des chrétiens d’Antioche en écoutant leur situation vitale, en se saisissant avec attention de leur vécu quotidien et ils insèrent la délégation dans leur intimité ; une façon de lui dire qu’ils la reconnaissent comme membre de la grande famille chrétienne. Attitude qui, certainement, rassure et sécurise la délégation. Ainsi, les chrétiens d’Antioche se retrouvent chez eux à Jérusalem. Ils ne se sentent pas discriminer mais intégrer dans la communauté accueillante. La frustration ne trouve pas place chez eux et par conséquent la rencontre peut se faire à un niveau fraternel ; plutôt qu’un procès, elle devient une palabre.
·     Le second moment d’écoute est pendant la rencontre proprement dite. Le souci majeur, nous l’avons dit, est d’arriver à établir d’abord ce qui fait réellement et exactement problème. Nous savons bien que la cause immédiate du conflit d’Antioche est dans le trafic d’influence. Et donc écouter chacune des deux parties en conflit, c’est donner à chacune de s’exprimer. Toute la dynamique de la rencontre est alors traversée par l’expression des parties, l’écoute, la critique et l’objection des Anciens et des Apôtres sous la mouvance de l’Esprit-Saint. En voici la démarche :
o    Ecoute des plaignants : l’assemblée réunit dans la rencontre écoute d’abord les fauteurs des troubles : un groupe des chrétiens juifs issue du pharisaïsme, qui s’est rendu à Antioche pour imposer la circoncision aux chrétiens de là. Il faut qu’ils disent, à l’assemblée, au clair et au mieux de quoi ils se plaignent.
o    Concertation du jury : ayant écouter les plaignant, les Apôtres et les Anciens, constituant le jury, entreprennent de creuser davantage dans leur sagesse et leur connaissance de l’essentiel de la foi pour se rendre compte de l’effectivité du problème. Ils doivent éviter de se laisser tromper. Ils examinent par concertation et profondément  les éléments faisant objet de plainte. Cet examen critique revient à la source de la foi chrétienne en consultant l’idéal même de cette foi dans le but de saisir la volonté du Seigneur par rapport à ce qui pose problème. Pierre est le premier à revenir au Christ. Il fait remarquer le dépassement du judaïsme par le christianisme dans le déplacement de l’accent de la culture vers la grâce. Selon lui, il y a une même et unique grâce aussi bien pour les juifs – les dispensant du joug des générations[16] – que pour les nations par le don de l’Esprit Saint. Voici comment il articule ses arguments.
   "Frères, vous le savez: dès les premiers jours, Dieu  m'a choisi parmi vous pour que les païens  entendent de ma bouche la parole de la Bonne Nouvelle et embrassent la foi. 8 Et Dieu, qui connaît les coeurs, a témoigné en leur faveur, en leur donnant l'Esprit Saint tout comme à nous. 9 Et il n'a fait aucune distinction entre eux et nous, puisqu'il a purifié leur coeur par la foi. 10 Pourquoi donc maintenant tentez-vous Dieu en voulant imposer aux disciples un joug que ni nos pères ni nous-mêmes n'avons eu la force de porter? 11 D'ailleurs, c'est par la grâce du Seigneur Jésus que nous croyons être sauvés, exactement comme eux." [17] 
Avec cette intervention de Pierre le problème trouve un repère et une classification. Implicitement il montre que c’est un faux problème car ne relevant pas de l’exigence ou de la volonté divine. En outre les juifs eux-mêmes n’ont pas pu supporter ce qu’ils veulent imposer aux autres. Avec l’intervention de Pierre, l’on comprend déjà que les charges contre les chrétiens d’Antioche ne pourraient être confirmées. Là l’originalité du christianisme est confirmé : c’est par la même grâce que tous sont sauvés, libérés des poids de leurs différentes cultures. Toutefois le conseil donne aux accusés de s’exprimer en rapport avec la question.
o    Ecoute des accusés : l’accusé ou le présumé coupable s’exprimer normalement pour affirmer ou infirmer, dans un premier temps, les charges qui lui sont imputées. Certes que sont camps constituant la partie défense, cherche à se tirer d’affaire. De là on établie les faits, et le présumé doit répondre, se justifier et donner la raison d’être de son acte. A Jérusalem, les choses ne se passent pas de la sorte. En effet Pierre à déjà apporter une lueur de lumière sur le prétendu problème : il a réfuté le problème de circoncision et le texte reste muet, à ce point, sur la question de la communauté de table qu’on va retrouver plutôt dans la conclusion[18]. C’est ainsi que Paul et Barnabé, les représentants de chrétiens de la gentilité et particulièrement ceux d’Antioche, prennent la parole, non plus pour se défendre ou justifier leur comportement, mais pour témoigner de la main divine et des ses merveilles sur leurs communautés. Ce témoignage veut montrer que l’idéologie véhiculée par ce groupe de judéo-chrétiens n’était pas une exigence de la foi. La preuve en est que Dieu est bienveillant et sa grâce abonde chez les pagano-chrétiens.

3.       La réconciliation ou impératif d’un accord

Pour trouver une issue convenable et favorable pour tous, afin de restaurer l’harmonie communautaire, une conclusion contenant les termes ou décisions du concile s’annonce importante. Mais afin que cela soit fait dans l’esprit même du christianisme, il Faut Faire recours à la seul Volonté divine.
Jacques, relisant l’enseignement du Christ, trouve dans la prophétie d’Amos[19] une réponse. De là il déduit que l’évangélisation des païens est un accomplissement de la prophétie et donc une réalisation du projet de Dieu. Il soutient, en outre, Pierre dans sa précédente déclaration et ajoute qu’il ne faut pas accumuler des obstacles devant ceux des païens qui se tournent vers Dieu[20]. Jacques, se mettant à la place des païens, se réalise donc qu’ils fournissent déjà un grand effort par le fait même d’aller au christianisme. Ils doivent en fait quitter leurs croyances et changer de vie, tandis que les juifs doivent plutôt intégrer les compléments apportés par le Christ-Messie.
Jacques semble se demander pourquoi surajouter d’obstacles aux païens qui viennent au christianisme alors qu’ils en ont déjà trop à surmonter, si cela ne constitue même pas une option fondamentale de la foi ? Il se tourne alors vers la dogmatique pour y trouver ce qui pourrait bien ne pas se conformer à la volonté de Dieu, à l’enseignement du Christ. D’où son détour par rapport au problème de départ et l’introduction d’éléments nouveaux. Cela voudrait dire que s’il trouve la question de la circoncision être un faux problème, il cherche plutôt un problème vrai auquel le conseil pourrait chercher une solution. Il fait un dépassement important : ne pas s’arrêter au superficiel ou au banal  pour aller à l’essentiel. C’est alors que la question de la communauté de table peut faire irruption dans l’assemblée. Jacques condense l’enseignement du concile dans une triple abstinence :
·         S’abstenir de l’idolâtrie : une confirmation du « shémah » mosaïque qui trouve son sommet dans la révélation trinitaire à travers le Christ Jésus : le chrétien n’aura pas d’autres dieux en face de l’unique vrai Dieu.
·         S’abstenir de l’immoralité : la morale étant le domaine du comportement, cette exhortation en appelle à l’observance de la Torah, vue dans son achèvement dans le Christ : l’amour.
·         S’abstenir de la viande étouffée et du sang : la viande étouffée suppose une chaire mêlée au sang, car le sang ne circulant plus, il est difficile de le séparer de la chair. Et dans le moyen orient le sang était considéré comme le siège de l’âme de l’être vivant : « vous ne mangerez pas la chair avec son âme, le sang »[21] considérant Dieu comme le seul maître de la vie, les juifs trouvaient qu’il était le seul à pouvoir disposer de l’âme d’un être vivant et le seul à qui on pourrait la confier en sacrifice. C’est ainsi qu’ils offraient à Dieu le sang en sacrifice d’expiation des péchés.

  1. La résolution ou actes du concile :

                Nous sommes ici au moment décisif de la rencontre d’où doit sortir le compromis. Tout a déjà été clarifié, il ne reste que dire un langage commun qui confirme la communion retrouvée dans la rencontre. Ce langage commun est un regard d’ensemble et dans la même direction. C’est une renaissance vitale, une reforme. Voilà pourquoi les termes pour dire cette décision sont engageants et en appelle à un suivi.
                Si les Apôtres, les Anciens et les représentants aussi bien Judéo que Pagano-chrétiens peuvent réfléchir sur une piste de solution, ils ne peuvent, d’eux même, aller à la prise des décisions. La communauté chrétienne est pneumatique. Elle a l’Esprit Saint pour Guide et l’Evangile comme Parole de Dieu lui-même. Elle ne peut donc pas prendre une décision unilatérale et elle n’a pas droit à l’erreur. C’est ce qui explique la fameuse formule :
L'Esprit Saint et nous-mêmes avons décidé de ne pas vous imposer d'autres charges que celles-ci, qui sont indispensables : vous abstenir des viandes immolées aux idoles, du sang, des chairs étouffées et des unions illégitimes. Vous ferez bien de vous en garder. Adieu." [22]
En ces termes simples mais très déterminants, un performatif est placé : le conflit est déclaré nul. Le comportement des chrétiens d’Antioche est reconnu loyal tandis que la démarche du groupe des judéo-chrétiens issu du pharisaïsme est rejetée ; il n’avait même pas mandat d’aller à Antioche.
Notons que ces actes conciliaires se terminent par une exhortation du conseil : prendre soins de mettre en pratique les recommandations faites.


4.   AU RISQUE DE LA RELATIVISATION.


Au risque de la régression de l’harmonie communautaire, la persistance des conflits est évoquée aussi bien dans Ac. 15, 36-40 que dans Gal 2, 11-21. Il s’agit de deux autres conflits post-conciliaires. Comme pour dire que les conflits étant inhérents aux sociétés humaines, l’on ne peut prendre une décision une fois pour toute, la reforme est également inhérente à la vie humaine. Aussi bien est-il qu’on doit observer les décisions communautaires, on doit aussi rester attentif à l’ambiance de la vie communautaire, car, comme on dit pour la maladie et la souffrance, le conflit semble aussi conaturel à la vie humaine. En effet, nier le mal pour le bien, c’est déjà entrer en conflit perpétuel avec le mal et vice versa. Aussi, la perfection est une marque d’évolution et pas un état statique. C’est une échelle dont on ne doit pas se fatiguer de monter les gradés. On s’y introduit certes, mais on n’y est jamais pleinement. C’est donc en surmontant un gradé en tant qu’il se pose comme obstacle conflictuel, que la vie communautaire devient de plus en plus parfaite.
C’est puisque les apôtres sont aussi imparfaits qu’ils peuvent s’affronter d’opinions. Voilà ce qui explique la mésentente entre Barnabé et Paul pour se faire accompagner par Marc. Leur désaccord s’aggrava tellement qu’ils partirent chacun de son côté (Ac. 15, 39). Il en est de même pour l’incident d’Antioche où Paul reproche sévèrement l’hypocrisie de Pierre.
                Un pas a été fait certes, le concile s’est terminé sur un accord qui trouve une certaine réception chez les judéo-chrétiens comme chez les pagano-chrétiens : l’unité, l’harmonie, la cohésion, la cohabitations au sein des communautés chrétiennes sont rétablies sur recommandation des décisions du conseil qui s’est tenu à Jérusalem. Cependant un risque demeure : celui de la relativisation des décisions prises. Cette relativisation est ce que Saint Antoine Marie Zaccaria appelle « relâchement »[23]. Il s’agit d’une inattention aux décisions communautaires centrées sur l’idéal et d’un attachement au superficiel qui se traduit par un langage relatif et relativisant les principes qui régissent la communauté. En conséquence on commence à introduire des nouveaux repères sans motif et sans fondement qu’on finit par les tenir pour principes avec comme  tentative de déséquilibrer ou réduire la dose du principe fondateur de l’idéal de la vie communautaire. Cela peut se traduire également par le refus ou rejet partiel si pas total, la déformation ou la modification pur et simple du principe fondateur de la vie communautaire, bien sûr au détriment de la communauté. C’est-à-dire qu’au nom de la liberté individuelle, on se fait la prérogative de marcher sur la communauté.
                Dans tous les cas, il faut, pour sauver cette situation, un leader qui en appelle à l’éveil de la conscience au sein de la communauté.  Ce dernier rappelle à l’ordre, fait revenir à la base et ramène à l’idéal. Tel est le rôle que joue Saint Paul dans Ga. 2. A travers lui, on sait voir qu’un leader c’est un réformateur qui se bat pour l’essentiel en vue de l’équilibre communautaire. Il veille à l’harmonie du groupe et sa préoccupation majeure est de ramener sur le droit chemin. Dans ce sens reformer veut dire : redonner la forme de l’idéal, rétablir ou restaurer la forme fondamentale de la communauté.
                Certes que la critique rédactionnelle amène à dire que l’incident d’Antioche précède le Concile de Jérusalem et semble être même la cause immédiate de celui-ci. En effet, Pierre commence à se méfier de manger avec les païens à cause de la présence de certains juifs de l’entourage de Jacques venus à Antioche où il se trouvait. Ceci expliquerait alors les closes du concile de Jérusalem sur la communauté de table (Ac. 15, 28-29). 
Si nous devons nous en tenir au texte, c’est après avoir tranché de la question de la circoncision à Jérusalem, qu’a lieu l’incident d’Antioche. Aussi si Paul et Barnabé défendent la même cause avant et pendant le concile, ils se séparent selon les Actes pour la question de se faire accompagner par Marc, et selon Galates Barnabé se range du Côté de Pierre dans l’incident de table. Ceci est un indice à ne pas négliger. Si Galates et les Actes parlent chacun d’une séparation ou opposition d’opinions entre Paul et Barnabé après une rencontre à Jérusalem, il est probable qu’il s’agisse d’une même rencontre. En Galates 2, la séparation est sensible et la reforme s’avère nécessaire pour garantir l’unité communautaire. Le relâchement de Pierre conduit à l’écroulement de l’unité au sein de la communauté. Encore que Pierre est le premier représentant de l’Eglise à son temps. Il faut donc un leader, et c’est Paul. Il le dit bien : « … je me suis opposé à lui ouvertement car il s’était mis dans son tort. » (Ga. 2, 11). L’on pourrait ajouter : malgré qu’il soit le pontifex maximus de l’Eglise.
                Il convient peut-être de se demander ce que voudrait bien dire se mettre dans son tort ? N’est-ce pas s’écarter du principe, de la règle ou de la loi et se rendre coupable par rapport à elle ? Ce n’est pas en effet la loi qui devient fautive lorsqu’elle est transgressée.  Le coupable en est celui qui s’en passe et c’est sans doute lui qui doit réparer son tort et s’y conformer. On l’appelle règle car non seulement elle sert de référence, mais aussi de mesure et de garde fou. La transgresser est différent de la réadapter aux situations nouvelles. La première action concerne le déviant tandis que la deuxième concerne le réformateur.
Comme les décisions du concile de Jérusalem, la réadaptation relève l’unanimité de la communauté selon une certaine procédure qui implique un examen minutieux de la situation et du contexte de vie. Par contre, la transgression est une violation pur et simple de ce qui fait l’esprit ou l’idéal de la communauté.
                Puisque l’idéal est remis en cause, Paul refuse de se taire ni de se laisser entraîner. Il se passe du conformisme malgré tout et en appel à l’essentiel. L’idéal c’est, selon lui, la foi en Jésus-Christ et pas les œuvres de la loi. Il faut d’ors et déjà rappeler que chez Paul, la loi est opposée à la foi en tant que la loi est ce principe mondain qui a condamné le Christ –Sauveur et avec lui tous les chrétiens. Par conséquent celle-ci, en l’occurrence la loi romaine et celle du Judaïsme (on voit ici les multiples préceptes établis par les pharisiens) ne peuvent justifier la personne du chrétien. C’est ainsi que Paul peut déclarer : « car moi, c’est par la loi que je suis mort à la loi afin de vivre pour Dieu. Avec le Christ je suis un crucifié, je vis mais ce n’est plus moi c’est Christ qui vit en moi » (Ga. 2, 19-20a). Ici Saint Paul met en exergue l’exemple parfait d’un esprit réformateur de la vie communautaire : celui qui se fond dans son idéal, qui l’intègre dans sa vie au point qu’il devienne le principe même par lequel sa vie se dit, son caractère se comprend, son mouvement se détermine :
Ø  L’esprit réformateur se comprend dans l’idéal, et l’idéal s’incarne en lui. Ce qui revient à dire que ce qu’il fait, ce qu’il dit et ce qu’il fait faire est en parfaite harmonie et en vue même de l’idéal vital qui est cet état de perpétuel perfectionnement. Aller à l’idéal, c’est l’assumer et l’appliquer dans et sur la vie concrètement vécue.
Ø  L’esprit réformateur est prédisposé à la révolte contre toute perte ou déformation de l’idéal, car l’ayant incarné, il lui est attentif. J’ose même croire que cette attention à l’idéal allant jusqu’à permettre de le maintenir sans corruption et l’approcher davantage de la vie concrète (adoption et adaptation) est ce qu’on appellerait perfection. C’est ainsi d’ailleurs que la réforme est perçue comme une progression. A ce point, il faut le dire, la réforme n’est pas s’évertuer à changer les choses quand bien même on aurait des belles idées, mais non conforment à l’idéal vital de la communauté. Elle est plutôt d’abord et tout simplement un rappel à l’essentiel, à l’ordre selon l’esprit de la communauté. Et cela tout en intégrant les situations nouvelles.
Faut-il encore se demander qui doit être leader réformateur ? C’est bien sûr tout membre de la communauté. A partir du moment où l’on accepte et adhère à une communauté quelconque, l’on devient garant de la vie, de la vitalité et de la viabilité de cette communauté. Et cela n’est possible qu’en veillant à ce que l’esprit ou le charisme ou l’idéal de cette communauté ne trouve pas de corruption aussi bien à partir de l’extérieur qu’à partir de l’intérieur. C’est seulement ainsi que le membre devient ambassadeur de sa communauté et en tient la responsabilité. Petit ou grand, supérieur ou subalterne, adulte ou enfant, parent ou célibataire, homme ou femme, chacun est appelé, sans distinction, mais plutôt en sa manière, à veiller sur le bien être de la communauté dont il fait membre, à en être le garde fou, le garant.  
                Nous devons remarquer avec le modèle même de Paul comme réformateur que réformer n’est pas s’attaquer aux autres ou à leurs personnes, mais à ce qui brise l’harmonie avec l’idéal communautaire. Les personnes, on les rappelle à l’ordre, tandis qu’on s’attaque acharnement aux maux. C’est ainsi que Paul ne s’oppose pas vraiment à Pierre, mais au comportement maladroit de celui-ci et qu’il n’hésite pas de lui faire sévèrement des reproches.


CONCLUSION


                Disons, pour clore, que nous avons voulu, dans cet effort de réflexion,  nous arrêter sur le texte en tant que tel et en ressortir certains éléments pour la reforme de la vie communautaire et la résolution des conflits au sein de la communauté. Je reconnais pourtant que pour plus de conformité  à l’aujourd'hui, il aurait fallu s’arrêter plus sur la récontextualisation du texte.
Cette réflexion centrée sur la communauté chrétienne naissante, est aussi ouverte à toute communauté humaine et particulièrement chrétienne. En effet, chaque personne, par le fait même d’être personne, est inscrite dans une communauté ; et la communauté, voir même la famille la plus restreinte, a un idéal qui lui donne de se fonder au minimum sur un principe de vie. Sans cela, cette communauté ne peut avoir d’identité propre. Elle est indéfinissable.
                La communauté ne se dit pas seulement entre hommes. L’écologie et la cosmologie nous apprennent que l’homme étant en communion avec la nature, il fait également communauté avec elle. La religion quant à elle, nous apprend de l’ultime communion qui met en relief le créé et le créateur, l’homme et son Dieu, le profane et le sacré, l’univers et son Maître suprême. Ceci nous amène à l’affirmation sans prétention de se tromper, qu’il n’y a pas de personne sans communauté car le propre de la personne c’est d’ « être en communion avec » (son semblable, le cosmos, l’Absolu ou Transcendent). Et si tout homme est une personne, alors il n’y a pas d’homme sans communauté. Faut-il dire que certains hommes arrivent à perdre leur personnalité.
                Du moment où il y a la communauté, il y a cohésion ou cohabitation entre les individus au point de former ensemble une volonté collective. Celle-ci est comme une mise en commun des opinions individuelles.
En cas des divergences ou opposition d’opinions ou de sentiments, on parle de conflit. On peut donc comprendre le conflit comme étant « une situation sociale où des acteurs en interdépendance, soit poursuivent des buts différents, défendent des valeurs contradictoires, ont des intérêts divergents ou opposés, soit poursuivent simultanément et compétitivement un même but. »[24] Partant de ceci, il y a lieu de dire que le conflit est coexistentiel à la communauté. Il faut souligner qu’il met en interaction les membres mais oppose leurs finalités ou leurs intérêts ou encore leurs préférences.
                Résoudre un conflit devient alors une harmonisation des ces divergences pour en arriver à une même vision des choses afin de doter à la communauté une volonté qui soit celle de ses membres en général.  Cette résolution appelle la négociation. Et celle-ci implique le débat ou dialogue où les deux parties aux opinions ou sentiments divergents s’expriment et s’expliquent. Le dialogue est sanctionné par une décision ou résolution qui recrée l’harmonie et inscrit les deux parties sur la même ligne d’opinion. Cette décision peut découler d’une de deux opinions, de la fusion des deux ou encore de l’introduction d’une troisième qui soit plus ou moins neutre et favorable pour les deux parties. Ainsi, la négociation peut être :
Ø  Distributive : ce que l’un gagne l’autre le perd. Elle permet que tous profitent équitablement.
Ø  Intégrative : elle intègre la problématique et la vision du litige des autres acteurs en opposition. Ici on résout ensemble le conflit sans gagner au maximum.[25]

                Nous avons eu à regarder de près, dans cette réflexion, la manière dont nos premiers pères dans la foi ont résolu les conflits dans la communauté chrétienne primitive, en nous appuyant sur les textes des Actes des Apôtres 15 et Galates 2. Il a été opportun de commencer par situer le conflit dans son contexte en jetant un regard sur les origines de la communauté chrétienne. De là sont venues les questions qui font débat dans la rencontre de Jérusalem. Ce sont des questions d’intégration et d’adaptions face à la situation nouvelle de la foi en Jésus-Christ. Comment s’approprier le message évangélique du Christ qui transcende le cadre culturel juif et se veut ouvert à toutes les nations ? C’est ce qui constitue le champs conflictuel : les judéo-chrétiens pensent que pour être chrétiens, les nations doivent passer par le judaïsme. Or la foi résulte non de la culture, mais de la grâce divine. Le Christ ne met pas des conditions ni des distinctions culturelles dans son envoi en mission. Pierre l’a bien compris et c’est pourquoi il rappelle que la même grâce par laquelle les juifs sont sauvés est celle qui sauve aussi les païens qui viennent au Christ. Il rejette par là les exigences de la loi juive comme condition d’être chrétien. Ceci est un pas considérable pour l’universalité du salut. Jacques fait sienne la déclaration de Pierre et va jusqu’à chercher le vrai problème qui touche la foi et le rapport à Dieu. Il invite à se passer du superficiel et à poser des questions de fond. La circoncision devient un faux problème et une remarque importante est soulevée : il ne faut pas accumuler ou multiplier les préceptes. Comme pour dire que cette attitude est une manière de s’éloigner davantage de l’idéal en se justifiant à travers les accessoires. Surtout, comme le dit Pierre, il ne faut pas faire peser aux autres ce que nous-mêmes avons du mal à porter ou supporter (Ac. 15, 10). Et Paul de renforcer l’accent sur l’idéal en démontrant que la foi, une grâce divine, ne consiste pas à vivre de la loi mais du Christ lui-même. C’est là toute la morale chrétienne telle que la définit le Catéchisme de l’Eglise Catholique : la sequela Christi. Ainsi, le chrétien, mieux le christianisme devient une épiphanie du Christ, le visage par lequel le Christ transparaît au monde. Il faut donc éviter de s’arrêter à la seule figure et oublier le Christ dont elle est la manifestation.
Concrètement, un chrétien appelé à la vie communautaire, ne doit pas s’arrêter aux différences physiques, psychiques spirituelles ou intellectuelles appelées d’ailleurs « accidents ». Cette différentiation est plutôt fruit de la jalousie et des complexes qui finissent dans la non acceptation mutuelle. De ceci régénère le sentiment de rejet ou refoulement, de refus ou anéantissement et même d’annihilation de l’autre. Alors la communauté, loin d’être un terrain de communion, devient un champ de batail ; un lieu de crime plutôt qu’un lieu d’amour.
Fort est donc de remarquer que le processus adopté dans le Concile de Jérusalem se révèle être un procédé pour la promotion de l’homme dans l’harmonie communautaire, dans la justice et l’équité. C’est un antidote contre le virus de la jalousie afin de permettre à l’homme de pouvoir se connaître à fond et s’accepter. En effet, l’acceptation de soi est en même temps affirmation de son identité et acception ou reconnaissance de l’autre (prochain, cosmos, Dieu). Elle est la reconnaissance en même temps de ses limites et des atouts d’autrui. Dans cette perspective, l’Autre devient l’unité de mesure du Moi (Ego). L’autre est celui sans lequel je suis sans valeurs et méconnaissable. Le personnalisme de Mounier et Levinas comme l’intersubjectivisme de Gabriel Marcel nous en disent plus. Seule une telle base consolide, dans une communauté, l’affirmation de l’essentiel et l’intégration des différences dans une harmonie sans pareil.
Vu dans cette perspective, Ac. 15 et Ga. 2 deviennent un flambeau qui éclaire la société humaine dans ses différentes communautés et dans son intégralité. Cette lumière luit davantage pour la communauté chrétienne qui fait spécialement du Christ l’idéal de sa vie. Elle est encore plus luisante pour les communautés de vie religieuse ou consacrée, une branche dans l’Eglise catholique, composée d’« …hommes et des femmes qui, dociles à l'appel du Père et à la motion de l'Esprit, ont choisi la voie d'une sequela Christi particulière, pour se donner au Seigneur avec un cœur " sans partage " (cf. 1 Co 7,34). Eux aussi, ils ont tout quitté, comme les Apôtres, pour demeurer avec lui et se mettre, comme lui, au service de Dieu et de leurs frères. »[26]
Le regard tourné vers ces textes se veut encore pressant dans le contexte qui est le nôtre. Celui de la période post-moderne où la liberté de l’homme cherche à se traduire par l’ « enchaînement » de Dieu, pour ne pas dire son refus ou la proclamation de sa mort. Plus la science évolue, plus l’homme se découvre grand, plus il semble avoir une vision minimale de Dieu. Plutôt que de voir dans cette grandeur l’incomparabilité de Dieu, l’homme moderne comme celui post-moderne s’éloigne de l’idéal christique. La conséquence est décriante : l’humanité devient un véritable carnage de sang ;  l’homme s’affirme être un loup pour l’homme ; Les communautés chrétiennes deviennent xénophobes plutôt qu’intégratives ; Les membres, même des communautés religieuses, voir des vie consacrée s’engagent – j’allais dire s’évertuent – dans et pour l’anéantissement les uns des autres ; les rejets ou non acceptation entre membres d’une même communauté ; le collinisme … il faut donc qu’on se le dise, l’humanité est à une certaine perte de l’idéal. Nos communautés cherchent à résoudre parfois des faux problèmes et s’arrêtent au superficiel. L’essentiel est souvent masqué et l’on feint comme si l’on ne se rendait pas compte.
Ainsi donc, l’appel à l’idéal de Pierre, Jacques, et Paul sans oublié tout le conseil de la rencontre de Jérusalem, est une sonnette d’alarme à nos communautés, et plus particulièrement aux communautés chrétiennes de ramener l’humanité et chacune des communautés humaines sur le droit chemin. Il faut des leaders chrétiens qui incarnent l’évangile dans son « en tant que », qui se révoltent de cette perte de l’idéal et qui en appellent, en la manière de Ac. 15 et Ga., 2 à un retour à l’essentiel. Tel est le propre d’un réformateur.

Bienvenu Marie BISIMWA LUHIRIRI.




[1] Je dis ici unicité et non uniformité pour mettre l’accent sur la particularité de la communauté perçue comme son idéal vital et qui transparaît alors de manière uniforme dans tous ses membres.
[2] Luc est l’auteur des Actes des Apôtres. Il est aussi disciple de Paul et consacre presque la moitié de son œuvre (à partir du 14ème chapitre) à raconter les œuvres et la mission de Paul.
[3] Pour éviter la confusion entre le premier conflit à Antioche causé par un groupe des chrétiens juifs issus du pharisaïsme qui voulait imposer la circoncision aux païens convertis au christianisme comme condition en vue du salut (Voir Ac.15, 1-2) et le conflit opposant Paul à Pierre (voir Ga.2, 11-21) : nous utilisons les termes « conflit d’Antioche » pour le premier et  « incident d’Antioche » pour le second.
[4] Message de la XVIIème Assemblée de l’ASUMA au consacrés de la RD Congo. : « Qui nous séparera de l’Amour du Christ ? » (Rm.8 35) au numéro 8.
[5] 1 Cor. 10-17.
[6] Mt 28, 19
[7] « Qui m’a vu, a vu le Père » (Jn 14, 9)
[8] « Itumu omuntu aherhe lyo analwamwo »
[9] Jn 18, 36
[10] Jacques Dupont, Les problèmes du livre des Actes entre 1940 et 1950, dans « Etudes sur les actes des apôtres » (Lectio Divina 45), Paris, Cerf, 1967, pp. 11-124
[11] cf. P.M. du Buit, Le concile de Jérusalem, in Aux origines du christianisme, éd. Gallimard/Le Monde de la Bible, 2000, p. 287. ) Cité  par http://fr.wikipedia.org/wiki/concile_de_jérusalem.htm , consulté en octobre 2009.

[12] « La vie dans le Christ » est la troisième parie du CEC.
[13] Cfr Paul TILLICH, Le courage d’être, Casterman, Tournai, 1966.
[14] Jésus-Christ est né dans le contexte juif et il appliquait la Torah non en la modifiant mais en la complétant.
[15] Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. ( Jn, 4, 22)
[16] La circoncision était comme un poids pour certains juifs : voir Actes 15, 10
[17] Ac. 15, 7b-11.
[18] L’apparition brusque des résolutions sur l’incident de table dans les conclusions du concile alors qu’il n’est pas mentionné auparavant, pousse à l’hypothèse exégétique selon laquelle Luc à ressemblé et mis ensembles deux événement différents pour en faire la rencontre de Jérusalem : il s’agit de la question de circoncision et l’incident de table. (Voire notre introduction)
[19] Amos 9, 11-12 (grec).
[20] Ac. 15, 19.
[21] Genèse 9, 4
[22] Ac. 15, 28-29.
[23] Saint Antoine Maria ZACCARIA, Lettre et autres écrits, Tomaci, 1948, p. 101-105.
[24] Résolution des conflits sur http://wapedia.mobi/fr consulté en novembre 2009.
[25] Idem
[26] JEAN PAUL II, Exhort. Apost., Vita sonsacrata, n° 1 (25 mars 1996)